Un gène de brodeuse
janvier 20, 2021 Laisser un commentaire
Maman avait appris la broderie durant son séjour de deux ou trois ans chez marraine-tante à Strasbourg. Entre deux cours de broderies dans l’atelier de Madame Stupfel, rue du Bain-aux-Plantes dans le quartier de la Petite France, elle donnait un coup de main à sa tante Berthe, qui venait de perdre son mari et faisait de menus travaux chez un restaurateur de la place. D’où lui venait donc son goût et son adresse pour la broderie ? Peut-être avait-elle cela dans les gènes ? Dans quelques années mes recherches généalogiques me donneraient une réponse plausible.
Après son mariage, maman a fait l’acquisition d’une machine à coudre et à broder qui lui permettait d’arrondir ses fins de mois difficiles de femme d’un petit exploitant agricole. Je passais de longues heures à côté d’elle quand elle décorait d’initiales fantaisie le beau linge des amies de la famille. Je me souviens qu’elle avait mis dans mon trousseau de l’internat de beaux mouchoirs brodés de mes initiales, qui faisaient ma fierté devant les camarades. C’était une époque où les mouchoirs jetables n’existaient pas encore. Il ne fallait surtout pas oublier, particulièrement dans les saisons humides et froides, d’avoir dans ses poches un ou plusieurs petits mouchoirs, pour se débarrasser de ces inesthétiques roupies de sansonnet ou pour éternuer discrètement.
Mes broderies favorites étaient les décorations en couleur des nappes de table, où je voyais apparaître sous les gestes habiles de maman toutes les variétés de fleurs des champs, d’oiseaux ou de papillons. Elle avait une machine à pédalier, qui laissait donc ses deux mains libres pour guider le tambour dans lequel était coincée la partie du tissu à décorer, qu’elle déplaçait en petits gestes rapides et précis, ponctués par la musique incessante des tic-tac en prestissimo de l’aiguille qui monte et descend et remonte et redescend, entraînant dans sa course les fils DMC colorés en attrapant au passage le fil caché dans la navette.
D’où venait maman ? De Haguenau, ville moyenne située juste au sud de la forêt éponyme. Réponse suffisante jusqu’au jour où nous apprenions que les parents de maman n’étaient plus à Haguenau. Sa maman, notre grand-mère, était à Paris ; son papa ? — il n’est plus là. D’où mes recherches, et mes trouvailles. Notre grand-mère, Joséphine, était née à Fribourg en Moselle, d’une mère venant de Berthelming, pas loin de Fribourg, et d’un père élevé à Fribourg par ses grand-parents maternels, les Jennevin.
Joseph Mayeur avait épousé Marie-Sophie Jennevin à Paris en 1862. Ils ont donné naissance à Louis-Joseph le 24 mars 1871 dans le 10e arrondissement. Le jeune Louis-Joseph perdit sa mère en 1877 et son père en 1885, et il passa le reste de sa jeunesse à Fribourg, pays de ses parents, où il avait trouvé un job de journalier chez les paysans du coin. Il s’est marié à Berthelming en 1895 avec Madeleine Materne, leurs trois premiers enfants sont nés à Fribourg, et en 1900 Louis-Joseph a obtenu un poste de gardien de caserne à Haguenau, ville d’une importante garnison.
On peut lire sur l’acte de naissance de Louis-Joseph (archives de Paris, naissances, 10e arr., 24/03/1871.V4E 3609) : « l’an mil huit cent soixante onze le vingt-quatre mars à onze heur du soir, rue du Tirage 29 est né Louis Joseph du sexe masculin, au domicile de ses père et mère Joseph Mayeur trente-neuf ans journalier et Marie Sophie Jennevin son épouse trente-trois ans brodeuse l’enfant a été présenté et déclaré par son père en présence de …. (témoins) ». Son arrière-petite-fille Madeleine née le 13 octobre 1921 à Haguenau apprendra, elle aussi, la broderie dans la petite boutique de Madame Stupfel, de 1935 à 1938, près de cent ans après la naissance de Marie-Sophie ! C’était donc dans les gènes !